Optimisation fiscale et dépression sociale

Au cœur de l’été 2007, dans la fièvre de la présidentielle et l’euphorie de l’argent roi, la direction de Wolters Kluwer décide d’« optimiser » plus pour gagner plus, et faire gagner encore plus aux actionnaires… Sept ans après, les salarié-e-s de Wolters Kluwer France continuent d’en faire les frais.

Une si jolie entreprise de presse et d’édition

Wolters Kluwer (WK) est le troisième groupe mondial d’édition et de presse spécialisées. Présent dans 40 pays, il emploie 19 000 salarié-e-s et a dégagé un chiffre d’affaires de 3,6 milliards d’euros en 2013. Basé aux Pays-Bas et coté à la bourse d’Amsterdam, il est dirigé par l’Américaine Nancy McKinstry depuis 2003. En France, Wolters Kluwer emploie 900 salarié-e-s, qui réalisent 1 500 ouvrages, titres de presse, formations, événements, logiciels professionnels, dont le Lamy social et Liaisons sociales quotidien, des titres incontournables dans le domaine social.

Mais il n’est pas certain que l’édition et la presse soient la véritable ambition du groupe. Quant au social… Après un virage numérique hasardeux, les dirigeants ont révélé un indéniable talent en matière d’« optimisation » fiscale et un total mépris pour les conséquences économiques et sociales de leurs décisions strictement financières.

Un talent qui s’exprime dans toute sa (dé)mesure au Delaware, où Wolters Kluwer assure la défiscalisation des plus grands groupes mondiaux (Google, Apple, Coca-Cola, Ford…) et de 285 000 autres sociétés (voir l’article ici). Ce qui place Wolters Kluwer au cœur du système mondial d’évasion fiscale.

Ce savoir-faire, qui constitue la nouvelle marque de fabrique du groupe, les salarié-e-s de Wolters Kluwer France (WKF) l’ont bien éprouvé depuis 2007.

Une fusion payée cash par les salarié-e-s

En 2007, le groupe WKF est composé de huit sociétés (Groupe Liaisons SA, Lamy SA, Annonces et formalités légales, Val informatique, Clior, Cicéron, etc.) qui dégagent un chiffre d’affaires de 220 millions d’euros et un taux de marge de 20 %. C’est alors que la direction décide de fusionner toutes les sociétés du groupe français et de créer une « grande société » employant plus de 1 200 salarié-e-s. Le CE n’a jamais été informé du montage financier et des réelles motivations de la direction.

Pour rassurer les syndicats, la direction s’engage via un accord dit « de méthodologie » à négocier l’harmonisation des statuts. Elle leur assure également que la participation (de 1 à 2,5 mois de salaire selon les entreprises avant la fusion) sera préservée, minorée dans son quantum, mais partagée entre tou-te-s les salarié-e-s.

Les engagements ne sont pas tenus : la participation disparaît,  les accords d’adaptation ne seront jamais négociés et la « grande entreprise » sera « retaillée » via un plan de suppression de 115 postes en 2009 et une série de cessions, dont la dernière en date a conduit au transfert des 271 salarié-e-s du pôle Santé dans les mains de fossoyeurs d’entreprises, MM. Alexis Caude et Charles-Henri Rossignol, qui sévissent dans le secteur de la presse après avoir écumé celui de l’aéronautique. Exit donc la « grande entreprise ». La société compte aujourd’hui 900 salarié-e-s, soit une perte d’un quart des effectifs.

Un LBO incestueux

L’opération de fusion de 2007 s’analyse comme un LBO que l’on peut qualifier d’« incestueux ». Pour commencer, les huit sociétés du groupe sont évaluées par le cabinet Mazars et il ressort de cette « analyse » que l’ensemble vaut « 753 millions d’euros ». Une coquette somme, mais pourquoi évaluer des sociétés dont l’entreprise est déjà propriétaire ?

On comprend d’autant moins la nécessité de cette évaluation si l’on se borne à examiner la première phase de l’opération : elle consiste dans une succession de TUP (transmission universelle de patrimoine), opération juridique qui exclut toute plus-value. La direction du groupe choisit de transmettre à titre gratuit les huit sociétés à une société créée à cet effet (la société A). Mais elle fait ensuite acheter la société A par une société B, elle aussi créée pour l’occasion. La société B, une coquille vide qui sera ensuite dénommée Wolters Kluwer France, n’a évidemment pas les fonds propres pour réaliser cette acquisition. Dans sa grande bonté, la société mère aura prêté les sommes nécessaires… au taux Euribor majoré de 2,75 points pour cause de « prise de risques » (on ignore toujours quel risque a pris la maison mère, mais elle continue d’empocher l’argent !). L’emprunt court jusqu’en 2022 et la nouvelle « grande société », baptisée Wolters Kluwer France, naît structurellement endettée. Quand on pense que le « groupe Wolters Kluwer France » n’avait aucune dette avant la fusion, on voit tout de suite combien il était opportun de « nous racheter à nous-mêmes » !

Plus juridiquement, cette opération met directement en cause la préservation de l’intérêt social de la société Wolters Kluwer France. Mais comme décidément le système est bien gardé, cette question, ni le CE, ni les organisations syndicales ne sont autorisés à la poser au juge pénal en agissant au titre de l’abus de bien social, car la jurisprudence constante de la Chambre criminelle de la Cour de cassation réserve cette action aux seuls associés, les propriétaires de la société. Donc un conseil, même si cela répugne de devenir actionnaire : il faut acheter au moins une action pour préserver sa capacité d’action devant les juges. Dans notre cas, impossible d’acheter la moindre action : WKF n’est pas une société cotée.

500 millions de dividendes et zéro impôt sur les sociétés

À qui profite l’opération ? L’acquisition est financée de deux façons : 300 millions d’euros d’augmentation de capital (création d’actions qui ne coûte rien), 445 millions payés par Wolters Kluwer France et 55 millions payés par la holding Wolters Kluwer France. La plus-value de cession de 500 millions d’euros est aussitôt (le 27 juillet 2007)  intégralement reversée à la maison mère sous forme de dividendes exceptionnels. Nous ignorons toujours à qui et à quoi aura servi cette somme colossale. Nous savons cependant que la plus-value n’est imposée qu’à hauteur de 5 %…

L’endettement de Wolters Kluwer France a aussi des conséquences fiscales : avec un résultat net d’exploitation à zéro, la société WKF ne sera plus assujettie à l’impôt sur les sociétés, là où le groupe payait environ 16 millions d’euros d’impôt en France avant fusion. L’entreprise ne participe plus à l’effort de la collectivité et continue de bénéficier à titre gratuit de toutes les infrastructures mises à sa disposition. Ajoutons qu’elle continue de percevoir les aides que l’État alloue à la presse, qui se chiffrent pour WKF aux alentours de 4 millions d’euros par an.

Mais l’attrait fiscal de la fusion ne s’arrête pas là : la loi néerlandaise autorise la déduction des emprunts consentis aux filiales. Cette disposition, régulièrement dénoncée par l’OCDE, attire sur le territoire des Pays-Bas un nombre croissant de sièges sociaux. Faute d’harmonisation fiscale au niveau européen, ce dumping fiscal a tout lieu de prospérer.

Ainsi, sans créer la moindre richesse supplémentaire, en jouant de règles du droit des sociétés français et de règles fiscales néerlandaises, la direction du groupe Wolters Kluwer a dégagé 500 millions d’euros de dividendes exceptionnels, réduit la rémunération versée aux salarié-e-s français-es et réduit les impôts de sa principale filiale européenne ainsi que ceux de la maison mère… Ce joli coup émeut un contrôleur fiscal qui veut procéder à un redressement en 2010. C’est sans compter sur l’intervention de sa hiérarchie (le ministre du Budget d’alors s’appelait M. François Baroin), qui refuse de sanctionner WKF.

La société étant structurellement endettée (et pour longtemps), la direction prend la décision en 2009 de restructurer l’entreprise en supprimant 115 postes afin de « sauvegarder sa compétitivité ». Il résulte de ce plan social une entreprise fragilisée et un taux d’absentéisme de 10 %. Les élu-e-s et les salarié-e-s découvrent une nouvelle problématique : les risques psychosociaux.

Les salarié-e-s contre-attaquent 

La financiarisation de l’entreprise fait maintenant partie de nos réalités quotidiennes. Chez WKF, la section CGT a décidé de partir de cette réalité et d’agir pour comprendre et expliquer le montage financier dont nous avons tou-te-s été les victimes.

Nous sommes intervenu-e-s selon deux axes : informer les salarié-e-s et agir en justice.

Dans les débats avec les salarié-e-s, la question de la légalité d’un tel montage financier revenait sans cesse. Nous avons dépassé la question en expliquant que, si c’était illicite, il fallait faire sanctionner l’employeur ; si c’était légal, il fallait faire changer la loi. Position ambitieuse, mais dans la droite ligne de nos engagements syndicaux.

Pour comprendre, nous avons eu recours en premier lieu aux compétences de nos experts, les cabinets Secafi Alpha et Tandem. Nous avons aussi mobilisé les dispositions du Code du commerce, précisément l’article L225-231 qui prévoit les conditions dans lesquelles le CE peut demander une expertise judiciaire de gestion au tribunal de commerce qui détermine le champ de l’expertise et la mission de l’expert. Le coût de la procédure reste à la charge du comité et un expert judiciaire, ce n’est pas donné ! Mais son rapport fait autorité et peut être utilisé en justice.

Dans notre cas, il ressort du rapport que le montage financier ne semble pas contrevenir à la loi mais qu’il aurait été possible de réaliser la fusion d’une façon tout aussi efficace juridiquement, sans recourir à une cession et à un emprunt. Le rapport attire aussi notre attention sur le taux d’emprunt utilisé par la maison mère : le taux Euribor, qui est utilisé dans les prêts intra-groupe et dans les relations entre banques, a pour vocation de couvrir les frais de gestion administrative du prêt. Il était donc anormal de l’assortir d’une majoration de 2,75 points.

La bataille judiciaire

L’étape de l’établissement d’un rapport d’expertise judiciaire donne lieu à un contentieux soutenu puisque la direction WKF n’hésite pas, après avoir succombé devant la cour d’appel de Versailles, à se pourvoir en cassation. La Cour de cassation confirme la pertinence de la désignation d’un expert, mais confirme aussi que le périmètre de l’expertise sur la gestion se limite au périmètre du CE, à savoir celui de l’entreprise. Impossible d’aller « investiguer » dans les dossiers de la holding WKF et encore moins dans ceux de la maison mère WK.

Fortes de cette expertise, les organisations syndicales ont saisi le TGI de Nanterre au civil sur la base de l’abus de droit afin que soit ordonné à la société WKF de procéder à un nouveau calcul de la réserve de participation neutralisant l’emprunt litigieux. L’audience devrait se tenir à l’été 2014. Nous savons déjà que, quel que soit le résultat, il y aura appel, voire cassation. Si le résultat compte — et nous voulons récupérer de l’argent pour les salarié-e-s —, le fait de créer un débat judiciaire sur les mécanismes financiers mis en œuvre dans le groupe nous paraît tout aussi important.

Cette activité judiciaire nous a permis d’animer des échanges et de nourrir des réflexions avec les salarié-e-s sur la finance et sur le coût du capital, devenu exorbitant chez WKF. Plus personne ici ne se leurre sur la logique du capital et sur son coût. Cette prise de conscience se manifeste lors des élections en faveur des syndicats qui ne se contentent pas d’accompagner les décisions de l’employeur.

Des droits à conquérir, nos emplois à défendre

Le droit des sociétés et le droit fiscal sont aussi déterminants pour le quotidien des salarié-e-s que le droit du travail. Même si tout nous écrase dès que l’on aborde le monde de la finance. À commencer par les chiffres colossaux qui sont en jeu et la complexité des mécanismes financiers à l’œuvre dans les grands groupes.

C’est évidemment du côté de l’Union européenne que la première question se pose : va-t-on oui ou non harmoniser la fiscalité des entreprises dans l’UE et supprimer les paradis fiscaux ?

À l’heure de la mondialisation et de la libre circulation des capitaux, il est temps que le législateur français dote les représentant-e-s des salarié-e-s de moyens adaptés leur permettant de jouer au moins un rôle de vigie, à travers trois mesures simples :

  • consacrer le fait que l’objet social d’une société, quelle que soit sa forme, inclut les salarié-e-s (ce que reconnaît déjà la Cour de cassation) et permettre à leurs représentant-e-s d’agir au pénal (ce que ne permet pas la Chambre criminelle de la Cour de cassation), pour dénoncer les abus financiers qui menacent la pérennité de l’entreprise, est une voie que ne devraient pas écarter les parlementaires qui se réclament d’un président qui a déclaré que son ennemi est le monde de la finance ;
  • augmenter les moyens d’investigation des élu-e-s du CE en ne limitant pas le champ de l’expertise de gestion à la seule entreprise où siège le comité d’entreprise ;
  • obliger l’administration fiscale à informer le comité d’entreprise de son contrôle et de ses conclusions serait une mesure efficace et peu coûteuse.

Avec les salarié-e-s de WKF, à l’heure où notre PDG mondiale, Nancy McKinstry, nous annonce un énième plan d’économies et sa volonté de supprimer les postes « redondants », nous nous préparons à lutter pied à pied contre sa volonté de faire tomber des têtes pour faire grimper les actions WK à la bourse d’Amsterdam. Mais nous savons aussi que c’est en renforçant les prérogatives des représentant-e-s des salarié-e-s sur les questions liées à la fiscalité des entreprises que commencera à poindre la « régulation de la finance ». Régulation qui rencontrait au lendemain de la crise des subprimes un large consensus. Qu’a-t-on fait depuis ?

 

 

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