Wolters Kluwer, la porte du paradis ?

Depuis l’éclatement de la crise financière et l’explosion corrélative de la dette des pays occidentaux, la Corporate Trust Company, filiale du groupe Wolters Kluwer, s’est retrouvée au cœur des débats sur l’évasion fiscale, qui représente un manque à gagner colossal pour le financement des politiques publiques. Welcome to North Orange Street, le paradis des boîtes aux lettres !

C’est un article de Lynnley Browning, publié dans le New York Times du 30 mai 2009, qui a le premier mis en lumière les activités de cette filiale de Wolters Kluwer basée au Delaware (États-Unis), un petit État de la côte Est connu pour sa fiscalité très attractive pour les entreprises.

Le paradis des boîtes

La journaliste décrit le bâtiment géré par cette société « sœur » au 1209 North Orange Street à Wilmington, capitale « économique » du Delaware, comme un haut lieu (sur un seul étage toutefois) du tax-minimizing pour les deux tiers des 500 plus grandes entreprises américaines (selon le classement du magazine Fortune). Parmi les locataires les plus célèbres, on peut citer American Airlines, Apple, Bank of America, Coca-Cola, Ford, General Electric, Google, JPMorgan Chase ou encore Wal-Mart. Tous ces géants très soucieux de leur image de marque ont ainsi des filiales exemptées d’impôts (de simples boîtes aux lettres en réalité) domiciliées à cette adresse pour réduire leurs « charges » fiscales globales et maximiser leurs profits.

Le 1209 North Orange Street à Wilmington dans le Delaware, le paradis des boîte aux lettres...
Le 1209 North Orange Street à Wilmington dans le Delaware, un paradis pour les boîtes aux lettres et un enfer pour les facteurs…

Des coquilles vides d’impôts qui se remplissent de profits… c’est la technique de l’appel d’air ou la « botte » du Delaware (« Delaware loophole » en VO) : les entreprises créent des filiales « boîte aux lettres » (sans activité économique) dans cet État (le seul à le permettre avec le Nevada et le Wyoming) avant de leur céder la propriété de marques, de brevets et d’investissements, qui génèrent des royalties, des redevances et des dividendes reversés aux sociétés mères, le tout net d’impôts. Et hop, le tour est joué !

Interrogé par Lynnley Browning, Jerry Daniel, qui occupe les fonctions très évocatrices de « vice-président pour les relations avec le gouvernement » à la Corporation Trust, ne voit pas où est le problème. Ces pratiques sont tout à fait légales, après tout… Et c’est tout le problème justement !

Car cette activité légale de domiciliation de sociétés permet aussi de blanchir et d’essorer fiscalement l’argent du crime dans la plus grande opacité (ces sociétés étant enregistrées sans mention du nom de leurs bénéficiaires). Le New York Times, qui semble décidément très jaloux de ce groupe de presse et d’édition qui occupe le haut du pavé du capitalisme international, a en effet révélé en 2012 (article ici) que les bureaux de Wolters Kluwer au Delaware ont notamment servi d’adresse « commerciale » à Timothy S. Durham, surnommé le « Madoff du Midwest » depuis qu’il a été condamné pour avoir escroqué 5 000 petits épargnants (dont un grand nombre de retraités) pour plus de 207 millions de dollars. L’article ne dit pas si Wolters Kluwer a restitué la caution de ce locataire indélicat après sa condamnation…

Toujours aussi envieux devant la vision stratégique de Wolters Kluwer au Delaware, le New York Times (qui reconnaît lui-même avoir des filiales enregistrées à Wilmington) présente la CT Corporation, la branche « boîte aux lettres » de la Corporate Trust Company, comme le principal agent d’enregistrement de sociétés de l’État. En tant que Saint-Pierre du Delaware, son activité consiste essentiellement à enregistrer et domicilier ces « sociétés coquilles » (shells en VO), et à recevoir pour leur compte les documents légaux dont elles sont destinataires. Une conciergerie de luxe, en quelque sorte, avec la défiscalisation en guise de spa.

Des boîtes pour le paradis

Des prestations de palace mais à grande échelle, comme sur le Strip à Vegas. Car avec Wolters Kluwer, la location de boîtes aux lettres est devenue une véritable industrie. Nicholas Shaxson, l’auteur d’une des meilleures enquêtes sur les paradis fiscaux publiée en 2011 et traduite en plusieurs langues (version française présentée ici ; pour la VO, c’est par là), a ainsi révélé que Wolters Kluwer abritait la bagatelle de 217 000 sociétés dans ses modestes locaux du Delaware ! (Ce chiffre a été revu à la hausse depuis, voir plus bas…)

Soit 217 000 raisons pour faire de Wolters Kluwer, groupe d’édition respectable, l’emblème de l’évasion fiscale. Le cas est tellement « exemplaire » du capitalisme contemporain que l’éditeur français de cette enquête a mis en tête des bonnes feuilles sur son site ce passage à l’ironie mordante :

« Un exemple célèbre d’arrangement artificiel est l’immeuble Ugland House aux îles Caïmans, qui abrite 12 000 sociétés. Il s’était attiré les foudres de Barack Obama : “C’est soit le plus grand immeuble du monde, soit la plus grande escroquerie fiscale de tous les temps.” Anthony Travers, président de l’autorité des services financiers des îles Caïmans, avait alors répliqué qu’Obama ferait mieux de s’intéresser au Delaware : un bureau “au 1209 de North Orange Street, à Wilmington, abrite pas moins de 217 000 sociétés”.

« Il s’avère que le plus grand immeuble du monde (en ce sens) est le bureau de Corporation Trust, une filiale de la société néerlandaise Wolters Kluwer. C’est un petit immeuble en briques jaunâtres avec une humble banne bordeaux qu’on s’attendrait plutôt à trouver sur la devanture d’une pizzeria. Il est situé sur North Orange Street en face d’un affreux parking de six étages, avec un petit parc de stationnement miteux derrière. C’est là où sont juridiquement établies les sociétés Ford, General Motors, Coca-Cola, Kentucky Fried Chicken, Intel Corp., Google Inc., Hewlett-Packard, Texas Instruments et beaucoup d’autres multinationales… »

La description du 1209 North Orange Street est presque devenue un exercice de style pour quiconque écrit au sujet des paradis fiscaux en général et du Delaware en particulier. Christophe Deroubaix, envoyé spécial au Delaware pour L’Humanité, y va aussi de sa carte postale (article ici), avec cette évocation pittoresque en ouverture de son article :

« C’est un bâtiment d’une extrême banalité, fait de briques, couleur jaune fadasse. Un rez-de-chaussée et un étage. Un numéro écrit au-dessus de la porte d’entrée : 1209. Sur North Orange Street. À Wilmington. À l’intérieur, quelques bureaux. Et des boîtes aux lettres. Plus de 200 000 ! Quasiment aucun salarié mais tout le gratin de Forbes (le magazine des affaires) y dispose de sa petite adresse : Apple, Coca-Cola, Ford, General Electric, Google, JP Morgan, Walmart, Bank of America, American Airlines, Berkshire Hathaway (la holding de Warren Buffett, la troisième fortune mondiale avec ses 47 milliards de dollars). »

Depuis ces révélations, le 1209 North Orange Street est devenu une attraction incontournable pour les spécialistes de la lutte contre les paradis fiscaux. Dans l’excellent documentaire diffusé sur Arte en octobre dernier « Le hold-up du siècle. L’Évasion fiscale », l’on peut ainsi voir James Henry, économiste du Tax Justice Network, nous apprendre devant le logo WK vissé à la devanture de cette adresse décidément très courue qu’elle abrite désormais 285 000 sociétés (vidéo ici ; regarder à partir de 23’10’’ pour Wolters Kluwer et le Delaware)… Cette « petite » entreprise ne connaît pas la crise…

James Henry devant le 1209 North Orange Street.
James Henry devant le 1209 North Orange Street.

Mais au fait, combien coûte l’accès au paradis (fiscal) ? Seulement 289 $ selon le prix (hors taxes, bien sûr) affiché sur le site de la Corporation Trust !

Et pour le paradis social, c’est combien ?

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